« Les femmes sont plus souvent sur le terrain qu’elles n’apparaissent dans la lumière. »


 

Fondatrice de Poh Kao, association primée en 2016 par le Ministère de l’Environnement cambodgien, Véronique Audibert est de ces personnalités qui vous font entrer de plain-pied dans le vif du sujet. La conservation des espèces menacées est l’engagement de sa vie depuis plus de 20 ans. La Fondation Ensemble a recueilli son témoignage, le 25 septembre dernier. Et nous voilà plongés au Cambodge, au cœur des forêts primaires, tout près des minorités ethniques du Nord-est. A l’écoute de cette femme engagée, qui n’aime ni les histoires trop lisses ni la langue de bois, on comprend que les combats pour la biodiversité ne sont pas toujours là où on les attend…

Fondation Ensemble : Il y a 20 ans vous découvriez les forêts vierges cambodgiennes, vierges de toute présence humaine. Un choc ?
Véronique Audibert : Une chance inouïe. En 1997, j’enquêtais sur le trafic des tigres dans le nord-est du pays. Il est difficile de décrire l’impression que donne l’expérience d’être dans une forêt absolument vierge de toute destruction humaine. Ce que l’on ressent est très fort. On sent que l’homme n’y a pas sa place, qu’il est tout petit, comme reconnecté au grand œuvre, au cosmos, comme si nos gênes avaient gardé la mémoire des milliers d’années d’évolution, que nous étions fait pour marcher, manger, dormir ensemble, soudés. Je n’ai jamais réussi à décrire ce sentiment si fort, de sortir du monde anthropocentré des hommes, pour entrer dans un monde plus large. Se réveiller aux mélopées du chant des gibbons, et mettre son pied dans la trace d’un tigre, franchement c’est inouï.

FE : C’est alors que vous fondez Poh Kao. Qu’aviez-vous en tête ?
VA : Mes nombreuses expéditions guidées par les chasseurs cueilleurs des minorités ethniques m’ont fait entrer de plain-pied dans leur univers d’humains vivant en biodiversité totale. Ce sont eux qui m’ont appris comment vivre totalement intégrés, être prédateurs au même rang que le tigre, le léopard, ne prélever que le nécessaire. Je leur dois de savoir lire un paysage. Ce qu’ils m’ont donné n’a pas de prix. Lors d’une mission en 2005, il y avait plus de 300 personnes devant ma hutte, qui m’ont demandé de les aider. Cela m’est apparu comme une évidence.

FE : Lorsque vous découvrez le Cambodge, il y a 20 ans, il reste 800 tigres à l’état sauvage. Qu’en est-il aujourd’hui ?
VA : Il n’y en a hélas plus trace. C’est une catastrophe absolue ! Et au-delà du tigre, c’est toute la biodiversité de ce pays qui s’est effondrée. Regardez la carte de l’évolution des zones forestières au Cambodge. 60% de forêt ont d’ores et déjà disparu ! Souvent on me demande s’il est trop tard pour sauver la planète. Mais c’est oublier qu’elle n’a pas besoin de nous. C’est nous qui avons besoin d’elle ! A ce rythme, elle seule survivra.

FE : Vous avez fondé depuis Poh Kao. Dans le dialecte local ça veut dire quoi ?
VE : Littéralement : riz, ensemble, manger. J’aime que ce soit ainsi lié dans un même mot. Notre démarche intègre l‘ensemble de ces éléments. Ces populations ont tout compris. Elles savent ce qu’elles doivent à la nature, vivent en symbiose avec elle. Dans ces hots-spots de la biodiversité mondiale, ce sont elles nos précieux gardiens du vivant. Croyez-moi, ils ont beaucoup à nous apprendre de leur relation à l’environnement et sont à bien des égards en avance sur nous.

FE : Via les soutiens de la Fondation quels résultats avez-vous obtenus dans la zone de conservation de Veun Sai-Siem Pang ?
VA : Cette zone, située dans le Nord-Est du Cambodge, est bordée par trois parcs nationaux contigus (Virachey, Xe Pian et Chu Mom Ray). C’est la plus grande zone de forêt intacte d’un seul tenant en Asie ! Avec la Fondation Ensemble, nous protégeons 16 espèces sauvages menacées appartenant à la liste rouge de l’IUCN dont le gibbon à joue cirée « nomascus annamensis ». Au total plus de 57.469 hectares de forêts et savane sont protégés, classés comme Parc National. 25 gardes forestiers ont été recrutés localement pour lutter contre les trafics. C’est tout une démarche communautaire qui a été mise en place et sert aujourd’hui de modèle à plus grande échelle.

FE : Quelles sont vos principales difficultés ?
VA : La biodiversité intéresse peu, tarde à trouver les financements à la hauteur de ses enjeux. A la tête d’une petite structure, je rencontre beaucoup de difficultés à récolter les fonds suffisants. Ils sont rares les bailleurs de fond, qui comme la Fondation Ensemble, s’engagent dans la durée et restent présents aux côtés des petites structures sur le terrain. C’est extrêmement dommage car, sur le terrain, nous disposons de données et connaissances précieuses, de vraies compétences.

FE : Qu’est-ce que le courage selon vous ?
VA : « Never give up ! » : Ne jamais renoncer ! C’est peut-être d’ailleurs une particularité des femmes.

FE : Lesquelles aimeriez-vous citer plus particulièrement ?
VA : Je pense à toutes celles qui comme Madame Délia Brémond, consacrent leur vie, leurs fonds, pour le développement, pour les plus fragiles, les sans voix – y compris la faune. C’est admirable ! Ce sont des éclaireurs pour le reste de la société. Mme Délia Brémond a toujours fait preuve d’une fidélité silencieuse à notre égard, qui nous a toujours réconfortés. Son engagement a permis à des milliers d’animaux sauvages d’être préservés et protégés, à des milliers d’hectares de forêts d’être toujours debout. Je pense aussi à Madame Suwanna Gauntlet de Wildlife Alliance Cambodge, à Rosie Cooney de SULI IUCN, à Amy Mailing de Wildlife Alliance Cambodge. Je me rends compte par cette question que nous ne nous connaissons pas, qu’il y a des milliers de femmes extraordinaires qui préservent la biodiversité. Mais elles ne se mettent pas en avant, elles font juste leur travail de terrain.

FE : Entamons-nous le dernier chapitre de l’histoire de la biodiversité ?
VA : Nous avons la chance d’avoir une science qui progresse vite et nous avertit des scénarios à venir. Qu’attendent nos dirigeants pour prendre les mesures nécessaires ? C’est à se demander, à l’instar de Théodore Monot si l’homme mérite sa dénomination d’homo-sapiens. Heureusement, la génération montante me semble davantage consciente des enjeux. Ils seront aux commandes, au pouvoir demain. Mais d’ici là, combien d’espèces auront disparu ? Qui prendra le relais ?

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