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29 mars 2016

Interview de Hans Rudolf Herren : ‘Les ODD* ont cela de nouveau, qu’ils nous invitent à ne plus raisonner chacun dans son silo.’


Le 9 décembre dernier, lors de la COP 21, le Dr Hans Rudolf Herren a animé une conférence sur le thème ‘Climat et alimentation’, co-organisée par la Fondation Ensemble. Nous avons voulu poursuivre ces échanges. Sommité mondiale parmi les scientifiques actifs dans la lutte biologique contre les parasites, il a été récompensé par de nombreux prix internationaux prestigieux – dont le Prix mondial de l’alimentation en 1995 et le ‘Right Livelihood Award’ en 2013, plus connu sous le nom de Prix Nobel Alternatif. Fondateur en 1998 de la Fondation Biovision, il nous livre ici sa vision : celle d’un monde avec suffisamment de nourriture saine pour tous, produite par des personnes en bonne santé dans un environnement sain. Une voix essentielle, dans l’actualité de l’Agenda 2030…

Pionnier dans la lutte biologique des années 80, vous avez su combattre les cochenilles pour préserver les cultures de manioc, aliment de base de millions d’Africains. Une expérience sans précédent…

En une douzaine d’années, nous avons su effectivement résoudre un problème continental, grâce à l’introduction d’une guêpe parasitoïde. Une étude indépendante a montré que nous avons sauvé la vie de 20 millions de bénéficiaires. Aujourd’hui encore, le manioc est cultivé par des milliers d’agriculteurs et nourrit plus de 200 millions d’individus. Ce succès prouve qu’en produisant en synergie avec la nature, on peut se passer de produits chimiques et obtenir des résultats de façon permanente.

Pourtant on continue de miser l’essentiel des investissements ailleurs…

Il est clair qu’en supprimant l’utilisation des pesticides pour le manioc, c’est tout un marché – de Dakar à Maputo – que nous avons détruit. Nous allions de fait à l’encontre de certains intérêts. Les pressions exercées sur nous ont été considérables. Elles ont très largement continué, après mon départ en 1974. Cinq années ont suffi à étouffer plus de vingt ans d’expertise sur place ! Aujourd’hui, une vision réductionniste domine, qui associe monoculture à outrance et volonté de profits à court terme. Regardez à quoi ressemblent certaines régions d’Afrique et d’autres continents, ces cultures d’OGM à perte de vue ! Pesticides et herbicides prospèrent, malgré leurs conséquences désastreuses maintes fois démontrées. Les rendements obtenus ne sont pas ceux escomptés. Au Burkina Faso, les paysans, qui ont également perdu la propriété des semences, ont payé le prix fort et n’en veulent plus. C’est tout à fait symptomatique d’un besoin de changement. L’avenir est dans la diversité. Toutes nos études le prouvent, dont celle soutenue actuellement par Biovision au Kenya, en Tanzanie et en Ethiopie : les variétés de maïs, sélectionnés par les anciens, plantées dans un sol sain, non seulement produisent autant que les hybrides mais elles ont également l’avantage de se défendre naturellement contre la plupart des insectes et des maladies.

L’agroécologie peut-elle nourrir toute l’humanité ?

En Afrique, certaines études montrent qu’elle permettrait même de doubler, voire tripler la production agricole en deux ans. Mais pour cela, il est urgent de revoir radicalement nos systèmes d’organisation. Quand allons-nous arrêter, dans les pays industrialisés, de produire le double de ce dont on a besoin ? Nous en sommes à 4600 calories par personne et par jour ! Les gaspillages sont aberrants sur toute la chaine de transformation, dans les circuits de distribution et jusqu’à la consommation finale. Au sud, les dysfonctionnements se situent davantage en amont de la consommation. Dans tous les cas, il nous faut produire mieux et plus équitablement.

Faut-il revoir tout le système ?

Les systèmes agricoles conventionnels engrangent des sommes considérables (notamment via la Banque mondiale, le Fonds Monétaire International ainsi que certaines Fondations privées aux poches profondes) alors qu’ils ne fonctionnent pas et laissent sur le côté des millions d’individus. A l’inverse, comment introduire des changements significatifs à long terme, dans un pays, alors que seulement 5% des sommes totales utilisées pour l’agriculture vont à l’agroécologie ? Sur le terrain, nos programmes font pourtant leurs preuves. Il faut revoir tout cela. Biovision et le Millennium Institute s’engagent actuellement en Ethiopie, au Sénégal et au Kenya dans le cadre d’un Changement de Cap dans l’Agriculture (CCA). Nous espérons renforcer l’agriculture durable au niveau national, régional, global et promouvoir une planification efficace à long terme. Je suis convaincu que pour obtenir des changements significatifs et durables, il faut agir ainsi : directement sur les politiques nationales.

Tout en gardant en ligne de mire l’agenda 2030, adopté par l’ONU en septembre dernier ?

Les indicateurs sont au rouge. Il est vital de faire admettre aux décideurs politiques, aux consommateurs, au secteur privé, aux ONG, que tout se joue maintenant. Les niveaux de CO2 actuels dans l’atmosphère induisent déjà un réchauffement climatique proche de 4 à 5 degrés. Bloquer le système actuel ne suffit plus. Il nous faut développer à grande échelle des solutions capables de stocker le carbone dans les sols. L’agroécologie et une agriculture fondée sur les principes de la régénération des sols en fait partie. Les 17 ODD ont cela de nouveau, qu’ils sont interconnectés et nous invitent à ne plus penser chacun dans son silo. Au Millennium Institute, à Washington, nous travaillons dans cette direction. Nous développons des outils d’analyse, comme par exemple le modèle de simulation T21 ISDG, capables de faire interagir toutes les variables sociales, économiques et environnementales selon chaque contexte d’intervention. Par exemple, en subventionnant tel secteur d’activité, il sera possible de visualiser les effets induits sur la consommation, sur la production, sur la santé, sur l’éducation, sur la production de CO2, sur le climat… Et inversement. Tout est connecté, ce qui facilitera les réglages, les synergies, voire les correctifs sur certains effets négatifs….

A-t-on les moyens de nos ambitions ?

Oui, si les gouvernements mettent les budgets actuels de côté, pour ne garder que ce qui est utile à la résolution de nos objectifs communs. S’ils arrêtent d’empiler les dépenses. S’ils priorisent leurs investissements. Biovision a lancé une étude très récemment auprès de certains pays africains, qui nous permettra d’ici la fin de l’année de comprendre d’où vient l’argent pour la recherche et la vulgarisation agricole, et où il va. Cela nous aidera à ajuster nos propositions écologiques à leur niveau et plus globalement. Je suis convaincu que c’est la seule solution pour avancer dans la bonne direction. Nous avons 5 années devant nous pour effectuer des changements significatifs dans l’économie et l’environnement, remodeler nos gouvernements, nos industries, nos agricultures. Dans 15 ans, il sera trop tard.

Reste à mobiliser la société civile, modifier les habitudes…

Le prix est un élément clé dans les comportements en cours. Il est urgent de faire réagir les citoyens, qu’ils aient tout en main. Il faut leur expliquer la vraie valeur de ce qu’ils achètent, inclure les coûts sociaux et environnementaux associés (coûts qu’ils supportent par ailleurs par le biais des dépenses publiques) et les services rendus par la nature (actuellement non valorisés). C’est exactement l’objectif visé par notre programme ‘Clever’. Peu à peu, chacun s’aperçoit que, consommer sain s’avère en définitive moins coûteux. Notre but est atteint lorsqu’il y a cette prise de conscience : que tous nos actes sont interconnectés. En fait, quand je m’aide moi-même, j’aide les autres et les générations futures.

*ODD : Objectifs de Développement Durable

Pour aller plus loin

Biographie : Un Valaisan lauréat du Prix mondial de l’alimentation… Lire la suite ici

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